Scèneweb (FR): "'La Reprise' de Milo Rau: la quintessence d’un théâtre vrai" - (recensie)
| 1 juni 2018Le metteur en scène Milo Rau porte à la scène le meurtre homophobe d’Ihsane Jarfi. En s’emparant du fait divers, il interroge l’essence même du théâtre et sa capacité à représenter l’extrême violence dans un spectacle bouleversant donné en première française au Tandem à Douai avant le Festival d’Avignon cet été, puis à Nanterre en septembre dans le cadre du Festival d’automne.
Nouveau directeur du NTGent et auteur d’un manifeste qui, usant d’un volontarisme peu coutumier, veut définitivement rompre avec la confortable stagnation d’un paysage théâtral qui peine à se renouveler, Milo Rau revendique un nouveau théâtre radicalement contemporain, économique, démocratique, en prise directe avec le monde et le présent. Le metteur en scène suisse excelle à s’emparer du réel. Il le porte à la scène d’une manière vertigineuse. Les sujets politiques les plus houleux et douloureux ne l’effraient pas : les dernières heures de Ceausescu, le génocide rwandais, la tuerie d’Utoya par Anders Breivik, l’attraction du djihadisme… tout intéresse celui qui fut élève en sociologie puis journaliste avant d’être l’un des plus passionnants hommes de théâtre actuels. Souvent dérangeantes, ses pièces n’ont pourtant pas vocation à provoquer gratuitement. En levant les tabous, les traumas, les scandales de nos existences, elles interrogent avec pertinence les tumultes du monde et la part obscure de l’individu qui s’y inscrit. Après l’affaire Dutroux jouée par de jeunes acteurs professionnels ayant l’âge des victimes du meurtrier pédophile dans Five Easy Pieces, c’est un autre fait divers belge qui fait l’objet de La Reprise, nouvelle création qui sera présentée cet été au Festival d’Avignon puis au Festival d’Automne à Paris. Dans la ville tristement déclinante de Liège, en 2012, Ihsane Jarfi, jeune gay d’origine maghrébine, disparaît dans une Polo grise, il est sauvagement torturé et assassiné par un groupe de jeunes désœuvrés.
Quand le grand Johan Leysen entre en scène en ouverture de spectacle, il pose simplement les questions qu’est-ce que jouer ? s’identifier ? qu’est-ce qu’un personnage ? qu’est-ce que la tragédie ? Il se remémore un extrait du Hamlet de Shakespeare où parle l’esprit du roi assassiné. Incanter, communiquer avec les fantômes, donner à voir et à entendre les morts comme le désarroi des vivants. C’est la force du théâtre depuis ses origines. C’est aussi ce que cherche à produire Milo Rau. L’artiste met en abyme le théâtre et le monde dans un dispositif simple et percutant. La forme retenue privilégie comme toujours chez lui l’image filmée sur le vif, en noir et blanc esthétisée, le récit et le témoignage. Elle est autant propice à la reconstitution intense du drame qu’à sa mise à distance. Tandis que se joue le déroulé de la nuit fatale, du départ de l’open bar où le garçon se trouvait jusqu’à l’insoutenable agression criminelle à la périphérie de la ville, le spectacle propose un commentaire méta-théâtral à travers les questionnements, les anecdotes, les références personnelles que livrent ses six interprètes, tout autant acteurs que personnages. Professionnels ou amateurs, ils sont absolument poignants. Tom Adjibi endosse magnifiquement le rôle du jeune homme disparu.
Sans pathos, sans didactisme, sans sensationnalisme, les scènes se présentent à la fois avec une dureté et une délicatesse infinies. La pièce relate avec beaucoup de crédibilité la douleur des parents et de l’ex petit-ami forcément démunis, elle montre sans détour la violence d’un crime injuste, le corps frappé, déshabillé, de la victime avilie devant les phares de la voiture dans l’obscurité froide de la nuit et sous une pluie battante.
Le plateau ne se présente comme rien d’autre qu’une scène de théâtre mise à nu, un espace performatif, un espace d’imitation, d’interrogation, de compassion, de réparation. Faisant preuve d’une remarquable probité et d’une profonde sensibilité, Milo Rau atteint son but : réaliser une expérience théâtrale d’une très grande force, qui repose sur le vrai et suscite autant de réflexions que d’émotions.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr