Libération (FR) - "Milo Rau, le Gand manitou" - (portret Milo Rau)
| 25 mei 2018C’est facile de ne rien voir. D’être citoyen, de vivre maintenant et, pourtant, de n’avoir aucune prise sur la réalité. Notre temps de réaction est trop long. Pour éviter de traverser l’époque en aveugles, il faudrait revoir, ré-assister, être témoin à nouveau, réinventer du temps, rembobiner : alors on a besoin du théâtre et de la reconstitution. Milo Rau aime revenir à l’origine. Ce n’est pas forcément d’avoir été l’élève de Pierre Bourdieu et de Tzvetan Todorov, d’avoir lu Trotski à 13 ans, de s’opposer à un père ultra-conservateur ou d’être le petit-fils d’un ami de Heidegger qui le fait s’engager. C’est un rapport physique au présent. Et c’est ce que l’on comprend à le voir arriver ici, face à nous, à Gand, à vélo, à toute allure : la vie, c’est un corps-à-corps. Les choses, on les attrape, on les serre au cou jusqu’à faire couler le sang, comme il a mis sur scène l’affaire Dutroux, les Ceausescu ou la radio rwandaise et sa propagande génocidaire. Si la réalité est scandaleuse et radicale, selon Milo Rau, 41 ans, tout juste nommé à la direction du NTGent, le Théâtre national de la ville flamande, le théâtre aussi doit l’être. Au moins on aura vu, on aura été témoins.
A voir si on sera restés à nos places. Milo Rau questionne depuis toujours la représentation de la violence sur scène. Sa nouvelle création, la Reprise - Histoire(s) du théâtre (I), reconstitue un fait divers : une nuit d’avril 2012, Ihsane Jarfi, homosexuel, est torturé et assassiné par un groupe de jeunes hommes à Liège. Sur scène, six comédiens, dont deux non professionnels liégeois : Suzy Cocco, gardienne de chiens, et Fabian Leenders, magasinier. Peu d’entre eux ont échappé à la figuration dans un film des frères Dardenne (Suzy y compris). Et on rit aussiavec l’acteur d’origine béninoise Tom Adjibi qui a grandi à Lille : «Si tu es noir, soit tu joues le Noir, soit tu joues dans le théâtre engagé où tu dénonces ça… soit tu danses.» Le spectacle ouvre sur un clin d’oeil brechtien. Johan Leysen, grande figure du théâtre flamand, ici narrateur, pose la question : «A quel moment commence la tragédie ? A quel moment on devient le personnage ?» Puis d’autres, posées par Suzy et Fabian : «Tu peux pleurer ? Tu es capable de jouer nu ? Tu peux me frapper sur scène ?» On entre avec distance, conscients d’assister à un rituel, et ce n’est pas si souvent qu’on se demande ce qu’on est capable de faire à l’intérieur d’un théâtre, avant que le fait divers ne soit raconté en 5 actes à travers plusieurs points de vue.
«Solidarité et tendresse»
Milo Rau voulait mener une réflexion sur la tragédie et entend parler d’Ihsane Jarfi grâce à un des acteurs : Sébastien Foucault a assisté au procès en cour d’assises. Jean-Louis Gilissen, l’avocat d’un des meurtriers, avait travaillé avec Milo Rau pour sa pièce sur le Rwanda. Lui et ses acteurs sont allés à Liège enquêter, rencontrer les parents et l’ex-petit ami de la victime ainsi que l’un des criminels en prison. Ils sont alors frappés par le décor, les hauts-fourneaux, la sidérurgie morte et sa mélancolie. Pendant la représentation à Bruxelles, dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, en mai, le père et l’ex-petit-ami d’Ihsane Jarfi sont sortis de la salle au moment où la mise à mort était représentée, durant ces vingt minutes que certains n’auraient pas voulu vivre. «Pourquoi je devrais assister à ça ?» devient alors une question passionnante. La réponse se trouve peut-être par-là : seuls ceux qui l’ont déjà vécu sont sortis. Milo Rau cite Wajdi Mouawad sur l’acte le plus radical qui pourrait advenir sur un plateau : ce serait un acteur avec une corde qui menacerait de se pendre en attendant de voir si quelqu’un viendrait le sauver. Il a mis dans nos têtes de façon allégorique le fait que, parfois, on pourrait se lever, et sauver.
Son «histoire du théâtre» se déroule à travers les corps des acteurs : Johan Leysen dira sur scène : «Jouer, c’est comme livrer une pizza, c’est la pizza qui est importante, pas le livreur.» Il fait face à Sara de Bosschere, poing levé, très engagée politiquement, et Sébastien Foucault, école de Liège et théâtre incarné. Il mettra côte à côte, nus, jouant les parents d’Ihsane Jarfi, le grand acteur Johan et Suzy la débutante. Il y voit «une solidarité, une tendresse» seulement possibles au théâtre :
«C’est virtuel, mais ce qui se passe est réel. Il y a quelque chose d’utopique, de symbolique dans ce geste.» On entend dans la bouche de Fabian : «Il faut la vérité, il n’y a pas d’émancipation gratuite, tu traverses le pire, l’humiliation, pour atteindre l’émancipation.»
En ce moment, Milo Rau prépare un texte sur «l’acteur du XXIe siècle» : «Après cinquante ans de postmodernité, où la performance était la règle et où on rejetait l’acteur petit-bourgeois fabriquant ses émotions, la théâtralité revient et l’authentique ne nous intéresse plus. Alors comment garder l’authentique tout en revenant au théâtre ?» A propos de sa prise de fonctions au NTGent, il dit : «La question, c’est : comment réétablir un théâtre d’auteurs au sens large, qu’on en finisse avec l’adaptation de romans ou de pièces classiques ? Houellebecq, on l’a fait 50 fois, pourquoi ?» Si nous ne sommes pas les marionnettes de notre époque, il faut couper les fils des automatismes et des paresses. Milo Rau a donc dressé une liste d’interdictions. De limites. Le «Manifeste de Gand» (1) se lit en 10 points. Le premier commence ainsi : «On n’en est plus à représenter le monde. Il faut le changer. Le but n’est pas de peindre le réel, mais de rendre la représentation elle-même réelle.» Dans la suite, il est écrit que chaque metteur en scène doit s’engager à : avoir au moins deux langues différentes sur le plateau, passer un quart des répétitions hors du théâtre, avoir une scénographie qui entre dans une voiture, jouer dans les zones de guerre, avoir au moins deux acteurs non professionnels dans l’équipe (les animaux ne comptent pas, même s’ils sont bienvenus) - «sinon la première est annulée. Sinon, vous n’êtes pas des auteurs, pas des artistes, sortez de ce théâtre !» lance Milo Rau dans un éclat de rire.
Il se rappelle l’époque du Dogme95 pour le cinéma, lancé par Lars von Trier et Thomas Vinterberg. «J’étais ado et ça m’a libéré. Chacun pouvait faire un film avec 2 000 euros, c’était : fuck you, je prends ma petite caméra et je n’attends plus de supplier un producteur.» Il ajoute à voix basse que même Lars von Trier, même Breaking the Waves n’ont pas suivi toutes les règles, «mais c’est OK. Disons… au moins huit règles doivent être respectées !» Il est persuadé que c’est avec les règles et les quotas que les sociétés changent, «pas en parlant».
Détecteur de mensonges
Son arrivée à Gand a été précédée d’une polémique, objet de questions jusqu’au Parlement : en mars, une petite annonce paraît dans un hebdo gratuit en Flandre, Milo Rau cherche pour sa prochaine production d’anciens jihadistes. Tom, l’attaché de presse tout droit venu du rock, a pu remplir son répertoire de journalistes en une journée. Pour Milo Rau, «c’était un malentendu : s’il n’est pas en prison, conformément à la loi, il peut être sur scène, on est dans un Etat de droit». Milo Rau a pu s’annoncer à Gand avec puissance : «Ils savent à quoi s’attendre : il vaut mieux ne pas faire semblant que tout va être sympa, et changer après.» Il prévoit que sa compagnie parte faire des recherches dans le nord de l’Irak et au Congo. La brochure de la prochaine saison s’ouvre avec des photographies d’agneaux bien vivants qui passeront à l’abattoir avant la dernière page. En septembre, il présentera l’Agneau mystique. Le théâtre fait face à l’église qui héberge le polyptyque des frères Van Eyck, chef-d’oeuvre de la peinture des primitifs flamands. Milo Rau reste fasciné par la réflexion sur la représentation : «Au XVe siècle, ils ont pris leurs voisins dans les rôles de figures bibliques. Adam est nu, il a des mains brûlées par le soleil : le modèle était un homme qui travaillait la terre. C’était déjà présent chez les maîtres flamands : et c’est ça, c’est notre manifeste. Mêler l’imaginaire collectif aux corps d’aujourd’hui.» Sur YouTube, deux fillettes devant l’Agneau du XVe siècle lisent le «Manifeste» du XXIe. Pour le lancement de la saison, fin septembre, une «boîte à vérité» avec détecteur de mensonges sera installée sur la place, où seront invités acteurs, citoyens et politiciens. Rau invitera Victoria Deluxe avec une série de conférences intitulée «L’art d’organiser l’espoir», avec des activistes du monde entier. Le chorégraphe Faustin Linyekula viendra y créer le deuxième épisode de cette enquête performative, Histoire(s) du théâtre (II), le metteur en scène Luk Perceval, sa trilogie les Chagrins de la Belgique, premier épisode : le Congo. Milo Rau promet de faire de Gand la ville du théâtre du futur. Un des criminels d’Ihsane Jarfi avait dit depuis sa prison à Fabian, l’acteur amateur : «Tu as de la chance de faire cette pièce de théâtre.» Sûrement pour dire : de pouvoir vivre et reconstituer sans risques. De pouvoir «jouer», rejouer, refaire. Et donc de s’offrir un futur.
(1) Le Manifeste de Gand est visible sur vimeo.com.